Jouer en classe : est-ce bien raisonnable ?
Pour convaincre les sceptiques, voici un morceau de choix : le « Pédagogias » de Platon
Ce dialogue de Socrate avec Néophytion, ignoré des meilleurs spécialistes, a été retrouvé miraculeusement par un des membres du réseau Ludus pendant ses vacances en Grèce, en grattant par hasard un menu de restaurant touristique du quartier de Plaka à Athènes. Il reste des tâches de moussaka et de baklava, mais ce palimpseste est encore fort lisible.
Attention ! Ce texte est un pastiche !
Nous nous permettons de le préciser suite à la découverte sur le web de sa reprise littérale sans aucune précaution… (ce qui nous a à la fois bien fait rire quand même)
« Socrate : Alors, mon bon Néophytion, quoi de neuf aujourd’hui ?
Néophytion : Je suis accablé. Notre jeunesse est dépravée : on vient de m’apprendre que des enseignants utilisent des jeux en classe. La Grèce est en pleine décadence … Pourtant, à l’école, on n’est quand même pas là pour s’amuser ! Et il y a la récréation pour jouer !
S : Si tu penses qu’apprendre doive rimer forcément avec tristesse et ennui, alors tu as sans doute raison. Mais es-tu bien sûr que les jeux utilisés par ces enseignants soient les mêmes auxquels jouent nos enfants dans la cour ?
N : Mais l’image de l’enseignant est dévalorisée ! S’il joue, il n’est plus sérieux !
S : Faire jouer des enfants et des adolescents est une tâche difficile. La maîtriser est au contraire plutôt valorisant pour l’enseignant. Et rien n’oblige à ce qu’il se transforme en amuseur : s’il est arbitre, il aura à donner envie de jouer, à faire respecter les règles, tout en faisant en sorte que les élèves apprennent. Quoi de dévalorisant là-dedans ?
N : J’en conviens. Mais tu sais comme moi que certains jeux sont moralement discutables.
S : J’en conviens également. Il faut faire attention à ce à quoi on joue. Je verrais mal un enseignant proposer à ses élèves de jouer le marché aux esclaves de Delphes ou de faire gagner un élève jouant un tyran. Il faut donc bien réfléchir à l’éthique du jeu prévu en classe.
N : Non, décidément, pour moi, jouer ce n’est pas sérieux. Seul le discours du maître est sérieux.
S : As-tu déjà vu des enfants jouer ? Y a-t-il pour eux quelque chose de plus sérieux que le jeu qui les captive ? As-tu remarqué comment ils s’investissent dans le jeu ? Puisque tu es bon observateur, tu as dû aussi noter que ce n’est pas toujours le cas en classe quand l’élève doit écouter le maître … Je t’ai vu jouer aux dés hier : tu semblais beaucoup plus sérieux dans ta partie qu’à notre dernière réunion des citoyens.
N : Peut-être. Mais en tout cas, ces jeux n’ont aucune utilité dans la vie réelle. Qu’apprend-t-on de vraiment utile pour son avenir et celui de sa cité dans un jeu ?
S : Au risque d’être paradoxal, les enfants apprennent plus et mieux avec certains jeux. Prenons l’exemple de notre démocratie. L’enseignant peut organiser un débat public entre ses élèves, faire élire des stratèges qui auront à prendre des décisions pour notre cité, les faire négocier avec Sparte, les faire mener une bataille, leur demander de gérer au mieux notre mine du Laurion pour frapper le plus possible de pièces de monnaie … sous forme de jeu. Les élèves découvriront que mener une cité, ce n’est pas si facile : à l’avenir, ils écouteront peut-être les démagogues et les sophistes avec d’autres oreilles et, qui sait, ils feront de bons magistrats. Ils auront pu se tromper sans risque, sur une situation proche de notre vie quotidienne. Si je suis ton raisonnement, ton enseignant, lui, fera un beau discours sur la démocratie, montrera une pièce de monnaie, évoquera avec des larmes dans les yeux le glorieux temps de Périclès … Aura-t-il formé des citoyens ? Qui des deux enseignants est le plus proche de la réalité ?
N : Admettons cette supériorité du premier sur le deuxième. Mais quel est l’intérêt de jouer aux dés en classe ?
S : Tu n’écoutes pas, mon ami. Ai-je dit qu’il fallait jouer pour le simple plaisir en classe ? Non, mille fois non. Jouer aux dés n’a aucun intérêt en soi. C’est à l’enseignant de trouver quel intérêt le jeu peut avoir, de se demander : qu’est-ce que le jeu va pouvoir apporter à mes élèves ? Je reprends ton exemple des dés. Le jeu seul n’a pas d’utilité. Mais si l’enseignant s’en sert pour faire apprendre les additions, ou si deux joueurs opposent les notions de « plus » et de « moins » en comparant les résultats, nul doute que le jeu a sa place en classe. C’est l’enseignant, en assignant un objectif au jeu (et en le transformant au besoin), qui transforme la futilité en pédagogie.
N : La part du hasard semble bien grande, non ?
S : Sais-tu qu’il existe des jeux sans aucun hasard ? Je suis sûr que tu l’ignorais …
N : J’admets mon ignorance. Mais en allant ainsi vers l’élève, au lieu de l’obliger à venir vers la connaissance, ne lui fait-on pas perdre tout goût du travail et de l’effort ?
S : Je demanderai à tes esclaves ce qu’ils pensent de ton goût pour l’effort et de ton amour du travail … Ne crois-tu pas que c’est précisément le métier de l’enseignant que d’aller vers l’enfant, de trouver le moyen le plus intelligent pour l’emmener vers de plus nobles univers ? C’est précisément le sens du mot « pédagogue », celui-là même que tu emploies pour tes enfants : il prend tes enfants par la main pour les emmener à l’école, chaque jour. Et si tu as l’occasion d’assister à une de ces séances où des enfants jouent en classe, tu t’apercevras que c’est une des rares fois où ils ne décrochent pas. Mieux, on me dit que certains délaissent leur récréation pour terminer leur jeu.
N : Mais il y a déjà tant de choses à apprendre en classe : Homère, l’Iliade, l’Odyssée, Ulysse, Achille, Troie … et j’en passe ! Alors comment peut-on trouver le temps de jouer ?
S : Il serait stupide de faire cours puis d’attendre qu’un moment se dégage pour pouvoir jouer. Il faut jouer à la place du cours traditionnel, et non pas en plus. Car, écoute bien, si le jeu remplace le cours, c’est bien parce que le jeu est le cours. C’est sous la forme d’un jeu que le cours sera mené par l’enseignant. Le jeu n’est pas la cerise sur le gâteau : il est le gâteau.
N : Mais rien dans Homère ne dit qu’il faille jouer. Les programmes des écoles de toutes les cités ne le demandent pas !
S : Heureusement que les programmes des écoles ne le demandent pas ! Sinon, ne crois-tu pas qu’on verrait fleurir des démagogues et des sophistes qui multiplieraient les exhortations à jouer, sous peine d’être maudit par les dieux ? Laissons aux programmes ce qu’ils demandent et accordons à l’enseignant le soin de choisir à quel moment il jugera opportun de jouer ou pas.
N : Revenons à ton exemple de la démocratie. Ne crains-tu pas qu’un élève, jouant être Périclès, finisse par devenir fou en se prenant vraiment pour lui ? En jouant un rôle, gardera-t-il toute sa raison ?
S : Si je suivais ton raisonnement, il faudrait enfermer tous les acteurs et interdire le théâtre, non ? J’ai effectivement entendu sur l’agora des citoyens accuser ces jeux de rôles. Franchement, est-ce bien sérieux ? Est-ce parce qu’un enfant joue à Périclès qu’il deviendra stratège et mourra de la peste ? Toi-même, étant enfant, tu as beaucoup joué avec tes camarades à être hoplite : l’es-tu maintenant ? Je crois même que tu n’as pas beaucoup apprécié le temps de ton service militaire … Laissons dire les démagogues : ils ont toujours besoin d’un bouc-émissaire et je ne serais même pas étonné qu’ils s’en prennent à moi un jour prochain …
N : Je n’en démords pas. Imaginons que les élèves aient à rejouer la guerre contre les Perses … et qu’ils la perdent. Ne risquent-ils pas de mélanger leur jeu et la réalité ? Sauront-ils distinguer la vérité ?
S : Crois-moi, les enfants font très facilement la distinction entre leurs jeux et la réalité. De toute façon, c’est à l’enseignant de prendre le temps de comparer ces deux résultats : le faux et le vrai. Et tu verras avec quelle intensité spontanée les enfants regardent la réalité, en se demandant : avons-nous mieux fait que nos glorieux ancêtres ? Qu’ont-ils fait de différent de nous ? Avons-nous réussi ? Et là, apprendre l’histoire prend une autre dimension. Et si le résultat du jeu est différent, qu’importe ? Les élèves auront appris des mécanismes, comme la nécessité de s’unir pour les cités grecques afin de défendre leur liberté.
N : La guerre, encore la guerre ! Ces jeux glorifient la guerre, la compétition. Tes élèves deviendront des serviteurs d’Arès !
S : C’est faux. Si les élèves s’opposent dans un jeu en classe, ne fût-ce que pour être le premier à répondre à une question de l’enseignant, ils le font en respectant des règles, comme lors de nos jeux à Olympie. Si l’on y a des adversaires, ils ne sont pas pour autant des ennemis. L’enseignant est le premier garant de cette loi. En plus, les enfants jouent le plus souvent par équipes à l’intérieur desquelles il faudra négocier, s’entendre, se comprendre pour réussir ensemble. Peu d’activités sont aussi socialement structurantes. Un enseignant me racontait que, après avoir fait rejouer la bataille de Marathon par ses élèves divisés en deux camps, les adversaires du jeu se sont serrés la main à la fin; ils se sont expliqués leur façon de jouer, ils ont écouté ensemble l’enseignant leur expliquer ce qui s’était vraiment passé et ils ont fini par jouer ensemble dans la cour de récréation. Et puis, n’oublie jamais que tu es un homme libre : si tu ne veux pas jouer à la guerre, rien ne t’oblige … Il existe même des jeux où si tous les enfants ne s’aident pas pour réussir, alors personne ne gagne.
N : Je n’y avais pas pensé, cela semble astucieux. Mais tu ne peux nier que, quel que soit le jeu, ce sont les élèves les plus expansifs, voire les futurs sophistes qui gagnent, ou au moins qui mènent la danse.
S : Eh bien, non. Mais je te comprends, car tu n’as jamais assisté à cela : il se trouve que beaucoup d’élèves qui connaissent Homère sur le bout des doigts soient d’excécrables stratèges. Inversement, celui qui gache les ostraka en gravant d’ordinaire n’importe quoi dessus peut s’avérer le meilleur magistrat du monde. Et cela arrive très souvent.
N : Mais toutes les connaissances apprises par le moyen d’un jeu sont éclatées, en miettes et dans le désordre ! Alors que dans une leçon bien ordonnée …
S : As-tu appris, toi le citoyen, ce qu’est la démocratie par une leçon bien ordonnée ? As-tu appris à monter à cheval en lisant Homère ? Inversement, quand tu as appris à lire avec les histoires d’Achille et d’Ulysse, savais-tu qu’il s’agissait d’une seule et même histoire universelle et non des petits contes épars comme tu le croyais tout petit ? Il faut que abandonnes l’idée que ce qui est hiérarchiquement présenté s’apprend de même. Dans les jeux utilisés par l’enseignant, les connaissances servent à agir parce qu’elles sont toutes en relation les unes avec les autres, et non séparées en leçons étanches.
N : Il est facile de vérifier si un élève connaît par coeur Homère. Mais comment vérifier ce qu’il a acquis par un jeu ?
S : Comme toute activité pédagogique, l’enseignant peut vérifier ce que les élèves ont appris avec un jeu … et pas forcément en comptant les gagnants. Un perdant qui sait expliquer pourquoi il n’a pas gagné a compris l’essentiel. Il suffit aussi de leur demander, librement, ce qu’ils ont retenu avec ce jeu : les résultats sont souvent surprenants. Le jeu peut constituer aussi un entrainement avant la vérification des acquis par l’enseignant.
N : Et si un élève n’a pas envie de jouer ? Cela doit être fréquent chez les plus grand élèves, non ?
S : C’est déjà plus rare qu’un élève qui n’a pas envie de travailler … Si ce type d’élève existe, il devrait lui être permis de ne pas jouer. L’enseignant peut même lui demander de servir d’assistant. C’est ce qui est conseillé si un élève gêne le bon déroulement du jeu par son comportement. Mais il arrive aussi qu’un élève réticent, voyant ses camarades jouer, décide de réintégrer la partie en cours. Chose surprenante : les filles ne sont pas les dernières à jouer les stratèges et à vouloir commander des troupes !
N: Surprenant, en effet. Mais jamais un jeu ne sera aussi complexe que la réalité, donc jamais un jeu ne sera fidèle.
S : Quel beau syllogisme ! Et il est exact. Il est impossible de reproduire la réalité dans toute sa complexité. C’est pourquoi l’enseignant doit choisir avec discernement ce qu’il veut faire apprendre aux enfants : si je veux reproduire les rivalités entre les cités grecques, je n’ai sûrement pas besoin de faire savoir qu’elles n’ont pas toutes le même type de gouvernement. Il me suffira de me concentrer sur leur diplomatie et leur valeur militaire.
N : Tout cela doit faire beaucoup de bruit !
S : Oui et il est possible d’en faire un élément du jeu. Les citoyens sont-ils silencieux et disciplinés à l’Ecclésia ? Faudrait-ils alors que les élèves qui y jouent le soient aussi ? Il faut alors prévoir ce qui ramènera le calme dans la classe après le jeu : une lecture, un compte-rendu écrit, ne serait-ce que leur demander ce qu’ils ont retenu. Et si le bruit te gêne, prévois donc un fonctionnement de jeu qui oblige au silence.
N : Mais tout cela est impossible avec un grand groupe d’élèves ! Et le maigre salaire de l’enseignant doit y passer, ainsi que tout son temps de loisir pour préparer de tels jeux ! Quand aura-t-il le temps de soigner son corps et de s’occuper de politique ?
S : Non. La plupart des jeux dont on m’a parlé sont utilisables avec plus de vingt élèves. Pense à la solution des équipes ! Le matériel n’est pas obligatoirement l’or et l’ivoire ! Peut-être même que les élèves peuvent apporter chacun un élément du jeu ? Et le matériel peut se réduire … à néant. Vas-tu à l’Ecclésia avec autre chose que ta raison et tes passions ? Mais tu as raison sur un point : il faut soigneusement préparer le jeu prévu en classe et cela prend du temps. Il faut aussi passer du temps à le tester avant, sinon, en cas de mauvais fonctionnement, la déception des élèves sera grande et la colère de Zeus ne sera rien à côté !
N : Tu blasphèmes encore, Socrate ! Cela va t’attirer des ennuis … Revenons à l’enseignant : quel est son rôle pendant le jeu ? Ne risque-t-il d’être constamment sollicité ? Il risque fort d’être exténué à la fin de sa journée !
S : Je ne peux répondre définitivement à ta question car tout dépend du jeu prévu. Ce qui est sûr, c’est que le rôle exact de l’enseignant pendant le jeu doit être préparé avec autant de précision que les règles elles-mêmes. Jouer en classe réclame de l’énergie, mais n’exagérons pas : cela n’est quand même pas comparable à une matinée passée au gymnase !
N : Et faut-il récompenser le vainqueur du jeu, comme nos athlètes aux jeux olympiques ou nos artistes aux jeux des Panathénées ?
S : La récompense n’est pas obligatoire, mais la reconnaissance du vainqueur l’est.
N : C’est à dire ?
S : Il faut clore le jeu symboliquement en annonçant à tous les élèves qui a gagné. C’est peu important pour l’enseignant mais ça l’est pour les élèves : cela permet de montrer que le jeu est fini et que l’on passe à autre chose.
N : Je dois admettre qu’encore une fois, tu as réponse à tout. Mais la tâche me semble impossible à mener à bien pour un maître ordinaire. Il faudrait inventer des machines qui le remplacent pour réussir à mener un jeu avec des élèves !
S : Il est vrai que se lancer dans un jeu qui simulerait la totalité de la démocratie athénienne n’est pas ce que je conseillerais à un débutant dans ce domaine. Mais il suffit de commencer par un simple jeu de questions-réponses pour « sentir » la manière dont les élèves réagissent et d’appréhender les premières règles de menée. Quant à tes fameuses machines, crois-moi, elles ne seront jamais inventées ! De toute façon, elles ne remplaceront jamais ce que tu ressens toi-même en jouant aux dés avec d’autres citoyens sur l’agora : la convivialité.
N : Je suis convaincu. Mais un enseignant aura-t-il autant de talent oratoire que toi pour convaincre d’autres enseignants, voire des parents en colère ? Ne risquent-ils pas finalement de tous venir se retourner contre toi en t’accusant de vouloir corrompre la jeunesse ?
S : J’ai plutôt le talent d’amener mes interlocuteurs à se convaincre tout seuls. Après tout, la philosophie, c’est d’abord du bon sens. Mais si ces enseignants n’ont pas mon talent, ils auront un atout que je ne possède pas : l’expérience d’avoir tenté dans leur classe des jeux dont ils seront les premiers surpris de l’effet. Avec ce qu’ils auront vécu avec leurs élèves, ils ne pourront être que persuasifs. Quant à moi, rassure-toi : ce n’est pas à plus de soixante-dix ans que des Athéniens vont venir m’accuser de corrompre la jeunesse ! »
Du côté des pédagogues et des ludologues
On pourrait croire qu’une innovation pédagogique qui repose sur l’utilisation des jeux en classe reçoive le soutien des ludologues patentés (spécialistes du jeu), ainsi qu’une base solide dans les écrits des grands pédagogues du passé.
Or, il n’en est rien ! Rejeté par les pédagogues car trop ludique, rejeté par les ludologues parce que pas assez ludique, le jeu pédagogique marche sur un sentier étroit. Mais comme nous sommes prêts à argumenter, puisque nous avons des faits à l’appui et pas seulement une réflexion de laboratoire, nous vous proposons de découvrir nos faux-amis.
Du côté des pédagogues : « pas de ça ici ! »
(synthèse en grande partie réalisée avec « Théorie et pratique ludiques » de M. Mauriras-Bousquet)
Un point de vue critique a été relayé par un ex-ministre de l’Education Nationale :
« Trois grandes conceptions de l’enseignement avaient déjà été imaginées par les philosophes du 18e s. Idéalement, la première voulait laisser une liberté absolue à l’enfant : c’est l’éducation par le jeu, qui correspondait, selon une analogie profonde avec la politique, aux premières figures de l’anarchisme. La deuxième en est le contraire exact : le dressage, équivalent de l’absolutisme, dont Rousseau avait déjà noté qu’il convient sans doute à des animaux mais non point à des êtres libres. (…) Comment respecter la liberté de l’enfant tout en lui enseignant une discipline ? Réponse : par le travail. C’est lui qui fournit le « concept synthétique », la solution de cette opposition frontale entre le jeu et le dressage (…) A l’anarchie du jeu et à l’absolutisme du dressage, succède ainsi le « républicanisme » du travail (…) L’illusion pédagogique par excellence, celle qui a fait tant de ravages dans les dernières décennies, tient à ceci : on a cru trop longtemps qu’il était possible de séparer motivation et contrainte, qu’il fallait d’abord intéresser les élèves pour les amener, seulement dans un second temps, à travailler. Ne caricaturons pas : c’est en partie vrai, et tous les enseignants le savent. Mais c’est aussi largement une erreur (…) A bien des égards, ce n’est pas la motivation qui fonde le travail, mais l’inverse. N’ayons pas peur des mots : la culture scolaire peut et doit être passionnante, mais sa finalité première n’est pas de divertir. (…) » (Luc Ferry, Le Monde, 15/10/2003).
Paradoxalement, si beaucoup de pédagogues reconnaissent l’importance du jeu chez l’enfant, peu acceptent qu’il devienne un outil pédagogique à part entière. S’ils portent aux nues le « jeu libre » (souvent pour le petit enfant), le jeu pédagogique devient condamnable en classe.
Les quelques pédagogues à avoir vraiment proposé l’introduction du jeu en classe sont en effet fort rares. Ils sont restés minoritaires. Certes, on avait bien eu le droit à une timide introduction sous la plume de Montaigne et surtout dans la pratique des collèges jésuites (reposant surtout sur l’émulation entre élèves), puis quelques suggestions non systématisées avec Rousseau mais le 19e s. est une période de rationalisation de l’acte éducatif. Exit donc le jeu; la seule exception semble être Froebel, pédagogue allemand, sans doute le premier théoricien du jeu (mais dont la pensée reste confuse). Le meilleur représentant de cette tendance est le philosophe Alain qui plaide pour une nette séparation entre les activités de la cour de l’école et celles de la salle de classe (« Je veux qu’il y ait un fossé entre le jeu et l’étude« , « Propos sur l’éducation »). Même un grand pédagogue comme Jean Château qui a consacré sa vie à l’étude de l’importance du jeu chez l’enfant (« L’enfant et le jeu », 1967) considère que le jeu n’est qu’un préalable au travail.
Le jeu fit son retour dans la pensée pédagogique au début du 20e s., mais surtout grâce aux pionnièr(e)s de l’école maternelle, en particulier Maria Montessori, Edouard Claparède, Ovide Decroly et ces grands oubliés que sont John Dewey et Roger Cousinet. Mais leur pratique réflexive n’est pas passée dans les actes; cela est malheureusement valable pour la totalité de leur oeuvre et pas seulement pour le jeu.
La position d’un grand pédagogue comme Freinet est d’ailleurs révélatrice. Lui aussi reconnaît l’importance du jeu pour l’enfant…mais en dehors de l’école. Il dénonce même les excès du jeu dans notre société (le « jeu-haschich » qui, selon lui, recouvre non seulement les jeux grand public comme les jeux de hasard mais également la littérature d’évasion, la radio, le cinéma…). Jean-Marie L’Hôte a qualifié plus tard cette invasion du jeu « ludisme ». Freinet se montre donc réservé envers la démarche des pionniers comme Montessori, ce qu’il nomme le « jeu-travail » (le jeu pédagogique qui amène à apprendre). Il lui préfère le « travail-jeu » : le travail doit devenir un besoin aussi naturel que le jeu pour le petit enfant, un travail sans tyrannie, sans exploitation, sans aliénation, un travail qui ait du sens pour chacun et pour la communauté (dans « L’éducation au travail ») et dans lequel on s’investirait aussi naturellement et avec autant de plaisir que dans un jeu . On trouve donc là un surprenant mélange de marxisme, de morale et de « jansénisme laïque », pour reprendre la belle expression de M. Mauriras-Bousquet, c’est à dire une méfiance viscérale à l’égard du résultat obtenu sans peine.
On aurait pu croire que l’invention des jeux de simulation dans la seconde moitié du 20e s. soit l’occasion de renouveler la pensée pédago-ludique… Hélas, malgré de multiples initiatives (très souvent anglo-saxonnes), le jeu pédagogique est resté une pratique minoritaire qui semble intéresser bien peu d’enseignants. Il est d’ailleurs notable que les professionnels de l’éducation qui se sont lancés dans cette aventure pour leurs classes soient très souvent d’anciens joueurs (lors de leur adolescence notamment). C’est ce souvenir qui les a motivés pour introduire le jeu en classe et très rarement l’inverse (un souci de renouvellement pédagogique qui aurait amené au jeu). C’est d’ailleurs le cas de vos serviteurs et d’une bonne proportion des stagiaires que nous avons croisés lors de nos formations. Cette maigreur de la pensée pédagogique contemporaine envers le jeu fait d’ailleurs la joie des professeurs stagiaires qui rédigent un mémoire professionnel sur une expérience de jeu en classe : contrairement à des domaines pléthoriques, voire bavards comme l’évaluation ou la motivation (et depuis peu de temps l’ordre et la discipline), les ouvrages de la bibliographie de leur travail se comptent sur les doigts d’une main.
Alors ? Nous n’attendons pas, passifs et paralysés, Godot sur notre banc, mais si les sciences de l’éducation venaient voir dans nos classes, ils y trouveraient de quoi travailler.
Du côté des ludologues : « c’est pas du jeu ! »
Nous appelons ludologues tous ceux qui ont fait de l’étude du jeu leur objet de recherche en sociologie, en histoire, en sciences de l’éducation et souvent les trois à la fois.
On aurait pu croire que ces admirateurs du Jeu soient des partisans de son introduction en classe… Que nenni ! On trouve sous leurs plumes des condamnations sans appel du « jeu éducatif ».
Quelques exemples édifiants :
« L’expression « jeu pédagogique » désigne une activité pseudo-ludique exercée avec une finalité éducatrice avouée. La qualification « jeu » est utilisée par commodité bien qu’une telle activité soit au sens propre « hors-jeu. » (JM L’Hôte, « Histoire des Jeux de Société » : voir les ressources).
« A bas les jeux éducatifs et vive les jeux en famille ! Quand je parle de jeux éducatifs, je parle de toutes ces leçons déguisées en jeux où l’on joue tout seul contre le système et où on doit trouver la bonne réponse (…) Déjà l’école, ce n’est pas forcément drôle, alors si en plus les loisirs doivent être consacrés à l’apprentissage… » M. Frerichs-Cigli (Vox Ludi n°1 : voir nos ressources).
« En donnant [au jeu] une « mission » éducative, ne dénature-t-on pas l’objet initial du jeu pour le pervertir, le détourner et ainsi piéger le joueur ? Destiner un jeu à l’éducation en le masquant derrière une pratique ludique place inéluctablement l’objet ludique en porte à faux vis-à-vis de son praticien.(…) le jeu d’apprentissage n’a malheureusement pas fini de faire parler de lui… » M. Rozoy et G.Besieux (Des Jeux sur un Plateau n°8 : voir nos ressources).
Ce point de vue est également celui qui prévaut dans l’équipe de Gilles Brougère à Paris XIII. : « (La dimension d’apprentissage des jeux éducatifs) est assez limitée (…). Les enfants ne cherchent pas à inscrire leurs jouets dans une logique éducative qui renvoie à une logique de soumission à l’adulte. » (Sciences Humaines, n°152, 2004).
Quels sont leurs arguments ?
D’une part, le jeu est par essence une activité libre et improductive. Le transformer en objet pédagogique le dénature car on force les élèves à y participer et le but est d’apprendre. D’autre part, le jeu a un intérêt éducatif en soi (réfléchir, respecter les règles, négocier avec les joueurs, accepter le hasard, être fair-play…) ou plus exactement, c’est le contexte des relations sociales tissées autour du jeu (et du jouet) qui confère une valeur éducative : cette richesse disparaitrait dès lors que le jeu n’est plus une activité libre.
Ce sont effectivement des arguments de poids, avec lesquels nous sommes globalement d’accord. Oui, le jeu a un intérêt en soi. Oui, le jeu « libre » et le jeu en classe ont des différences car :
Selon Caillois, le jeu est une activité | Or le jeu en classe est une activité |
LIBRE | CONTRAINTE (tout le monde joue !) |
SEPAREE du reste de l’activité quotidienne | RELIEE (au reste du programme) |
INCERTAINE | PREVISIBLE (pour l’enseignant) |
IMPRODUCTIVE | PRODUCTIVE (et même évaluable) |
REGLEE | REGLEE (mais le moins possible pour préserver la jouabilité) |
FICTIVE | SIMULATIONNISTE (parfois) |
Mais les ludologues confondent ce que nous appellerons le « jeu éducatif » et le « jeu pédagogique ».
Le « jeu éducatif » est un produit fini, vendu dans le commerce avec cette appellation (Nathan s’en est fait une spécialité). Ce sont en effet des jeux souvent peu attractifs, aux mécanismes peu originaux (quand ils ne sont pas de simples reprises des jeux de l’oie ou du Trivial Pursuit) et qui ne font plaisir qu’aux adultes qui l’achètent. Ces jeux sont de toute façon peu utilisés dans le réseau Ludus car ils sont faciles à créer et n’apportent qu’une légère rentabilité pédagogique. Ils sont avant tout des jeux d’émulation, très souvent à base de questions-réponses. Ils sont très nombreux dans les rayonnages des magasins et faciles à trouver sur les vide-greniers (ce qui n’est pas bon signe). Nous sommes donc d’accord avec les ludologues pour les mettre de côté.
En revanche, les « jeux pédagogiques » sont des jeux créés par les enseignants en fonction de leurs besoins dans les classes. Le but est ici de concilier les deux avantages principaux du jeu (la motivation et la simulation) avec des objectifs pédagogiques. Et surprise… ce sont bel et bien des jeux : les élèves sont persuadés de jouer en classe et il n’est pas rare qu’ils jouent à ces mêmes jeux en dehors de la classe (sinon, pourquoi demanderaient-ils à ne pas sortir en récréation pour finir une partie comme cela arrive souvent ?). Sauf quand il s’agit de jeu d’émulation, les règles sont de véritables mécanismes de jeux qui n’ont rien à voir avec ceux des « jeux éducatifs ». De toute façon, l’épreuve du test est radicale : les enseignants qui créent ces jeux les testent chez eux ou entre collègues. Or un jeu qui ennuie les adultes ennuiera aussi les élèves. Les jeux pédagogiques sont des activités qui gardent la richesse du jeu, du matériel que les élèves manipulent avec plaisir… sauf que le jeu pédagogique n’est pas libre. Néanmoins, il suffit de faire un petit tour dans une classe qui pratique ce genre d’activités pour se rendre compte que ce type de contrainte n’est pas du tout ressentie par les élèves. En même temps, ce sont également des outils pédagogiques car, conçus par les enseignants qui ont réfléchi au matériel et aux règles, ils permettent aux élèves de s’approprier des faits, des concepts, des mécanismes.
Nous n’avons certes pas la prétention d’avoir bouleversé ni la pédagogie ni la ludologie, mais tous les jeux proposés sur ce site ont apporté une plus-value aux classes qui les ont pratiqués. Et le plus surprenant c’est que les élèves sont persuadés de jouer… alors ?
Alors, ludologues de tous pays, mettez entre parenthèses vos présupposés théoriques et venez nous visiter dans les classes : un fécond dialogue pourrait alors probablement s’instaurer.