Faisons-nous le même métier ? Autour de l’identité enseignante et du développement professionnel

article paru dans Résonances, mars 2017

Enseigner, un métier impossible ? Comme tous les métiers, l’enseignant est sujet à toutes sortes d’interrogations:   quelles sont les ressemblances et les dissemblances lorsque le métier est exercé au primaire, au secondaire 1 et 2 ou au tertiaire ou encore lorsque l’enseignant devient formateur d’enseignants. Bref, y a-t-il un ou des métiers? S’il y en a plusieurs, ont-ils néanmoins des caractéristiques communes fortes ?

C’est bien d’identité professionnelle dont il s’agit.  Ses éléments constitutifs de quatre ordres : la qualification (le diplôme), la compétence, une culture professionnelle (faite d’objets, de valeurs, d’actions, de symboles), une déontologie.

La déontologie du métier d’enseignant s’apprend-elle ?

La déontologie est constitutive de la professionnalité du métier, au même titre que les compétences et le statut et elle reste pourtant un impensé de la formation en l’état, au contraire d’autres métiers dont la régulation est conçue en interne (le code de déontologie du journalisme en 1918, celui des médecins à la fin du 19e s). La maîtrise des techniques variées et la connaissance du référentiel ne peuvent suffire si elles ne sont pas aimantées par un corpus de règles intérieures et partagées qui en assurent l’usage et la régulation à l’épreuve du quotidien.

Pour Erick Prairat[1], la déontologie enseignante repose sur quatre principes : l’éducabilité, qui ne laisse personne hors de l’école, l’autorité, qui permet la distance nécessaire à l’enseignement, le respect qui oblige à considérer la valeur de chacun, et la responsabilité, qui obligé à assumer décisions et actions.

Leur formulation doit obéir à trois règles : la sobriété normative, pour en éviter l’inflation intenable, le souci de stabilité, pour des normes raisonnables et acceptables, et l’exigence de neutralité, afin d’éviter tout préjugé discriminatoire. Pragmatiquement, on pourrait se retrouver dans trois mots : le tact, la justice et la sollicitude ; ce sont des qualités morales et professionnelles à la fois, qui ne peuvent se décréter, et qui font la différence auprès des élèves.

La déontologie, c’est une manière et des modalités pour la construire, la débattre et l’incarner ; Prairat propose trois voies possibles ;  un travail d’analyse notionnelle, pour explorer les acceptions et formes du devoir afin d’en clarifier les présupposés et les implications ; un travail à partir des dilemmes pour la réflexion ou « exercices de pensée » permettent d’interroger divers cas concrets sur des problèmes singuliers d’où l’induction de la règle pratique générale pose problème. ; ce sont enfin des exemples de chartes empruntées à différents pays (Suisse, Belgique, Canada) qui ont tenté de résoudre les difficultés de formulation ou d’arbitrages .

Le serment de Socrate en Belgique francophone[2] définit le métier en une phrase pour tout enseignant :« Je m’engage à mettre toutes mes forces et toute ma compétence au service de l’éducation de chacun des élèves qui me sera confié. ». En France, l’effort d’unification des métiers de l’éducation se formalise dans un référentiel métier 2013 développé en 10 compétences, et quelques variables objectives selon les degrés d’enseignement ou la situation (par exemple, la documentation, la vie scolaire). La réponse institutionnelle est explicite : il s’agit d’un même métier.

Dans le genre professionnel,  trouver son style (thème et variations)

Pour autant, compétences et culture professionnelles cependant ne s’acquièrent pas comme la qualification par une préparation et un acte validé (le concours). Ils s’élaborent dans l’expérience et dans le temps. On ne prescrit pas un acte comme on l’a appris en faculté de médecine, on n’enseigne pas comme on a appris à l’école, ou comme on nous a enseigné à l’université. L’écart est important entre formation initiale et exercice professionnel, et c’est normal. Pour cette raison,  les cursus des facultés de médecine ont intégré depuis longtemps des séances d’analyse de pratiques et des formations par alternance.

Un professeur peut être statutairement et fonctionnellement enseignant toute sa vie, aura-t-il  acquis les compétences requises pour autant ? Vraisemblablement pas, comme toutes ces professions fondées sur le « travail à autrui », médecins et professions sociales notamment, la compétence s’élabore acte par acte, en ajustement réciproque avec ceux qui en bénéficient et en adaptation à un contexte forcément spécifique.

Développer des compétences professionnelles dans l’enseignement dépend au moins de cinq facteurs  en interaction permanente :

– les grands changements sociétaux qui peuvent affecter d’une manière ou d’une autre votre exercice localement (mondialisation, flux d’immigrations, réseaux…);

– l’évolution rapide des connaissances, de leur élaboration à leur transmission plus diversifiée, dans ou hors du champ scolaire, depuis sa propre formation initiale, quelle que soit la discipline ;

– le changement profond des publics scolaires et leur grande diversité selon les milieux, les niveaux, les classes, les zones, etc.; et aucun enseignant n’est épargné ;

– les mutations non moins rapides du cadre institutionnel prescrit (projet politique redéfini en « refondation », politique d’établissement affirmée, régionalisation développée);

– le mûrissement de votre propre parcours professionnel, participant en cela de votre identité à multiples facettes (personnelle, familiale…). Toutes choses qu’on ne maîtrise pas, mais qu’il importe d’appréhender comme variables dynamiques pour se construire professionnellement tout au long de la vie.

 

Entre dimension identitaire fortement personnalisante où chacun trouve son sens dans l’exercice professionnel et déontologie partagée (sans être universaliste), il importe de souligner la dimension contextuelle du travail enseignant et la grande variété des situations d’exercice et des pratiques. Ce qui peut faire dire à plusieurs enseignants en éducation prioritaire: « On ne fait pas le même métier » (sous-entendu : « que tous les autres enseignants qui ne travaillent pas en REP »).

On peut reprendre la matrice professionnelle sur la base des « 30 compétences de l’enseignant moderne »[3]. Sur cinq « familles de compétences », dit Perrenoud, viennent s’ancrer trois aires concentriques plus ou moins dilatées :

  1. Le socle, au centre, correspond au « prescrit» du métier, ce qui est partagé par tous : la reconnaissance d’une aptitude à enseigner, par voie de concours (CAPES, CAPET, concours de recrutement des professeurs des écoles, agrégation), ou par recrutement complémentaire (maître auxiliaire, adjoint d’enseignement, recruté local, etc.). La base est donnée par le texte du BO (Bulletin officiel) du 29 juillet 2013. Ce socle est invariant, tout du moins théoriquement : « on fait le même métier.».
  2. L’aire des «variables objectives » de la situation d’exercice : niveaux d’enseignement (maternelle, élémentaire, collège, lycée, supérieur), zonage (centre-ville, périurbain, néorural, rural), degré de difficulté (REP, zone sensible), charges ou rôles assumés dans l’établissement (professeur principal, chef de projet, coordonnateur de discipline), spécificités des groupes d’élèves (classes « normales », à projet, spécifiques…). Ainsi, une même compétence peut être objectivement amplifiée dans une situation d’enseignement ou complètement mise en sommeil dans une autre. On ne fonctionne pas constamment à plein régime et à 100 % des compétences possibles. On retrouve ici la logique qui préside au profilage des postes, actifs dans certains cas (dans les établissements REP, ou encore sur les postes dits DNL, pour « discipline non linguistique»).
  3. La troisième aire correspond à la « dimension personnelle » que vous donnez à votre exercice, ce qu’on pourrait appeler « style d’enseignement », mais pas seulement. Vous pouvez vous appuyer sur des compétences extrascolaires qui ne sont que très peu mobilisées dans la classe – 80 % des enseignants sont équipés d’Internet, mais seulement 45 % l’utilisent avec leurs élèves. Ou reprendre un cursus de recherche. Ou bien nourrir une secrète passion pour la fréquentation des musées d’art et vous contenter du simple manuel en cours… de mathématiques. Vous pouvez aussi choisir de nourrir votre activité de ces inclinations pour « colorer » votre pratique.

Empirique quant à l’appréciation du prescrit et la dimension personnelle, la méthode permet de dépasser le stade de la focalisation sur un seul aspect du métier. C’est une question d’estimation des charges de travail et de temps investi dans la tâche. La seule unité de mesure pourrait être une intensité en « énergie », chère à André de Peretti (en germe, normale, intense).

Ainsi, une carte de navigation professionnelle se dresse  progressivement, qui fait apparaître des espaces pleins, des écarts plus ou moins grands entre ce qui est mobilisé objectivement (espace clair) et ce que vous mettez en oeuvre personnellement (espace foncé). La carte rend possible une analyse partagée de besoins en formation, notamment en jaugeant les zones des variables non couvertes par la dimension personnelle.

http://francois.muller.free.fr/manuel/formation/centre2.jpg

Variations temporelles à l’échelle d’une vie professionnelle

Cette carte est une photo d’une dynamique plus mouvante pour l’enseignant. On peut être dans une dynamique identitaire professionnelle différente de celle qu’on connait dans le champ familial, social ou culturel. La question se pose alors de la gestion de la cohérence entre ces dimensions identitaires ; on peut se retrouver en situation de conflit identitaires quand certains projets peuvent entrer en tension avec d’autres (par exemple : projet professionnel et projet familial…).

Ces stratégies permettent  de gérer ces tensions, d’aller vers plus de cohérence pour garantir un certain équilibre, sinon c’est la crise.  Quatre grands types de dynamiques sont repérées :

la dynamique de continuité identitaire :  les gens sont satisfaits de leur identité actuelle qu’ils ont envie de reproduire, de prolonger ou d’entretenir dans le futur (les « satisfaits »);

la dynamique de transformation identitaire : il s’agit de la personne qui a quelque part une certaine insatisfaction de son identité actuelle et qui cherche, qui a une démarche d’acquisition d’une nouvelle identité. C’est le cas des enseignants débutants (les « évolutifs »);

la dynamique de gestation identitaire : l’individu se trouve à un carrefour de sa vie : il a des interrogations, il n’est pas encore clair sur ce qu’il va devenir. Ce sont peut-être des personnes qui vivent une blessure identitaire ou qui ressentent une rétrogradation professionnelle. et qui se demandent ce qu’ils vont devenir. C’est le cas pour quelques-uns des « nouveaux enseignants » avec un passé professionnel externe (les « réservés »);

la dynamique d’anéantissement identitaire : il s’agit là de personnes qui sont sans énergie ni ressort : ils ne sont plus dans une stratégie de sauvegarde de soi, mais plutôt dans une démarche d’anéantissement de soi (les « statiques »).

D’autre part, la dynamique identitaire est corrélée à l’ancienneté de l’exercice dans le métier, aux variables objectives locales (en cas de mutation par exemple), et au sens que l’on se construit en interaction ;

Hexagone du prof innovant4b75cbf82ee3a5e2f1eacb48fdf0b58d.jpg

Reprendre sa  navigation professionnelle[4]

Cette reconfiguration de l’identité professionnelle déplace l’expertise du côté de l’enseignant, pour peu qu’elle soit partagée et accompagnée ; elle s’inscrit dans un développement favorisé par des modalités renouvelées sur le terrain, que des enseignants collégialement peuvent expérimenter ; en voici cinq exemples concrets :

  1. Ouvrez les salles de classe :  profitez d’un « trou » dans votre emploi du temps pour vous faire inviter ; soumettez l’idée au conseil des maitres ou en conseil pédagogique ; profitez du conseil école-collège pour « aller voir ailleurs » ; avec quelques collègues, soutenus par un « accompagnateur », déterminez un objet d’étude ; cela peut être les pratiques relatives à la différenciation, ou à l’évaluation valorisante, à la gestion de classe, partagé par tous. Puis, en un retour d’expérience, partagez votre observation pour souligner la variété des pratiques, les bonnes idées,. Cette déprivatisation de la pratique a des effets formatifs sur une durée suffisante; elle permet de donner de la cohérence à des dispositifs et à d’autres expérimentations.
  1. Regardez le travail des élèves – Lors de ces « voyages pédagogiques », et plus quotidiennement, dans votre propre classe, prenez le temps d’observer les manières de travailler de vos élèves; faites construire la trace écrite par un élève au tableau et prenez sa place au sein de la classe, aux côtés des autres élèves ; lors de travaux en groupe, mettez vous à la hauteur d’un groupe, et soyez attentifs aux échanges et aux démarches, de sorte à mieux comprendre comment ils comprennent, comment votre message se transforme dans la trace du cahier d’un élève. A partir de ces petits signes, vous serez amené à adapter votre propre manière d’enseigner.
  1. Faites-vous « coacher » – Sollicitez un « ami critique », maître formateur dans une école, spécialiste, enseignant expérimenté ; en quelques séances d’observation, puis d’entretien autour de thèmes choisis ensemble (soutien des plus faibles, différenciation, oral des élèves),  l’observation gagne à être outillée par un graphique, par un radar ou par un sociogramme pour mesurer les interactions et envisager des améliorations.
  1. Partagez les études de leçon – les enseignants planifient ensemble une série de leçons ; et en accueillant des observateurs en classes, ils développent ou améliorent une leçon, en recueillant des données pour percevoir l’impact de la leçon sur l’apprentissage des élèves. Cela se produit sur une période de plusieurs mois, à l’échelle d’une école ou d’un établissement, puis en réseau d’établissement.
  1. Participez à des groupes d’étude-  Au sein d’un bassin, ou d’une circonscription, des enseignants ou coordonnateurs échangent autour d’une problématique choisie, par exemple le décrochage scolaire, ou l’évaluation par compétences, ou les pratiques de l’oral. En séances régulières, sur deux ans et accompagnée par un animateur, on partage en réseau études de cas, analyses de pratiques, élaboration de ressources, visites d’études, et dispositifs d’évaluation, de sorte à les transposer au sein de sa propre équipe.

Au travers de ces modalités éprouvées à l’échelle de l’unité éducative, les enseignants interagissent régulièrement avec des pairs  construisent leur métier et améliorent souvent leur performance. Le processus est itératif et plus évolutif. Enseigner reste toujours une aventure au long cours.


[1] Erick Prairat, La morale du professeur , éd.PUF, 2013

[4] A paraitre Guide du développement professionnel pour les enseignants et leurs accompagnateurs, éd. ESF, mars 2017, voir https://www.francoismuller.net/