À l’occasion de la sortie en salles le 22 mars de son documentaire Wrong Elements, au sujet des adolescents enlevés en Ouganda par la LRA et forcés à devenir soldats, Jonathan Littell nous a adressé cette lettre à destination des lecteurs du Petit Journal des Profs. 

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Chers amis,

Ayant-moi-me?me deux enfants en 1e et en 4e, a? qui j’ai montre? mon film et avec qui j’en ai longuement discute?, je mesure bien les enjeux de faire voir ce documentaire a? des lyce?ens ou des jeunes en dernie?re anne?e de colle?ge. Il me semble que le film pose un certain nombre de questions – presque existentielles – qui re?sonnent fortement a? l’adolescence ; que les protagonistes fussent eux-me?mes des adolescents au moment ou? ils furent enleve?s par la LRA ne peut que rendre ces questions encore plus aiguës. Une projection publique, a? Kampala, a? des enfants de cet a?ge (une classe ougandaise de lyce?e et un groupe mixte d’e?le?ves du Lyce?e franc?ais, allant de la 4e a? la 2nde), n’a fait que le confirmer : les questions qu’ils ont pose?es aux protagonistes apre?s la projection se re?ve?le?rent franches, parfois brutales, et souvent plus pertinentes (en dehors de toute conside?ration locale) que les questions que je rec?ois souvent de la part de publics plus adultes.

Pourquoi, donc, demanderez-vous, la LRA, un obscur groupe rebelle ougandais, quasiment inconnu en France ? C’est qu’il se joue la?, a? mon sens, quelque chose d’essentiel : la fac?on me?me dont on peut penser la notion de « bourreau », de « tueur », de « crime ». Que devient le concept de faute, de responsabilite?, quand l’exe?cutant, enleve? enfant, devient, a? l’inte?rieur du seul syste?me de re?fe?rence qu’on lui laisse, un tueur volontaire, mû par la terreur et l’ide?ologie (sans aucun recours, dans ce cas pre?cis, a? la drogue ou l’alcool) ? Pour la ge?ne?ration d’enfants e?leve?s par Daesh, la question sera la me?me, pour longtemps, tout comme elle l’a e?te? autrefois pour les enfants e?leve?s par le re?gime nazi, stalinien, maoi?ste ou khmer ; ce n’est pas, on le voit, un proble?me africain, loin de la?.

Si l’on pousse ce raisonnement un peu plus loin, et il est facile de le faire, quelle diffe?rence, au fond, a? part l’a?ge (13 ans en moyenne pour la LRA, 18 dans nos socie?te?s occidentales), entre l’enro?lement force? tel qu’il a e?te? pratique? par la LRA et la conscription en vigueur chez nous durant deux sie?cles ? Geofrey et Mike diffe?rent-ils tellement, au fond, des millions d’adolescents franc?ais pris a? leurs familles par les sergents recruteurs de la Re?publique et envoye?s tuer des Allemands, des Austro-Hongrois, des Alge?riens, ou des Vietnamiens au cours du sie?cle passe? ?

Quelques mots sur le film, sur la forme du film, seraient peut-e?tre utiles. Ici, ce sont les anciens LRA eux-me?mes, et non pas quelqu’un de l’exte?rieur, moi ou un autre, qui travaillent les questions dont je viens de parler, et ame?nent des fragments de re?ponse, leur re?ponse en tous cas. Et ces re?ponses viennent avec tous les moyens qu’offre l’image en mouvement et le son : non seulement la parole, force?ment limite?e, mais les gestes, les intonations, les he?sitations, les regards, les rires. La ve?rite? que le film les ame?ne a? livrer, c’est la ve?rite? autant de leur corps que de leur parole.

D’ou? la ne?cessite? d’une forme tre?s construite, tre?s travaille?e. Belle, comme on dit, mais pas pour le pur plaisir esthe?tique : pour rendre au plus pre?s les e?motions des personnages, et toute la richesse et la densite? de l’environnement dans lequel ils ont grandi et souffert. La ville, lieu du retour a? la vie ordinaire ; le village, d’ou? ils ont pour la plupart e?te? enleve?s, et ou? tant de leurs crimes ont e?te? commis ; et le bush ou? ils ont si longtemps ve?cu, savane ou jungle, ve?hiculant tant de souvenirs, tant de peurs, tant d’angoisses, tant de fantasmes.

Que des adolescents franc?ais trouveront la? une matie?re riche, fertile, capable de les pousser a? travailler certaines des questions informule?es qui les taraudent ne?cessairement a? cet a?ge-la?, je n’en doute pas un instant. Il est e?vident aussi que ce seront leurs e?ducateurs qui devront les aider a? articuler et de?velopper tout ce qu’un tel film pourra susciter en eux. A? vous de voir si ce documentaire pourrait vous aider dans votre travail avec eux ; si c’e?tait le cas, je jugerais que la longue aventure qu’a e?te? sa cre?ation aura servi a? quelque chose.

Merci, et bien a? vous,

littell

 

 

 

Jonathan Littell

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