L’envie de vaincre la maladie

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Levé. Mal au crâne. 06h00. Déjà ? Ma tête me dit de rester couché. Mes jambes refusent de bouger. Mes pieds ? Impossible de leur faire toucher le carrelage froid de la chambre. Pas un seul organe ne veut que j’aille bosser en fait. Combien j’ai d’heures de cours : 5. Combien j’ai d’heures de sommeil : 3. Ratio intéressant.

Je me lève tout de même. Le monde tangue. Space Mountain à domicile. Destination : le lycée. Vers l’infini et au-delà ! Je force mon estomac à avaler un chocolat et deux tartines, il se défend en me lançant deux douleurs vives près des côtes. À moins que ce ne soit des contractions. J’en suis à mon huitième mois de cours. Fécondation In BO.
Un petit coup d’œil à mes cours préparés la veille. Oui. Je procrastine un max. En fait tous mes cours étaient prêts depuis septembre mais j’ai bien compris qu’ils ne fonctionneraient pas. Un matin j’avais voulu faire un texte littéraire qui parlait de mécène. Les élèves m’avaient répondu qu’eux aussi possédaient une adresse MSN. Du coup, devant ce refus global de ma vision de la littérature française et étrangère j’avais dû composer autre chose. Aménager les cours différemment pour parvenir à mes fins. Qu’ils sortent du cours en ayant retenu quelque chose. Autre que « le prof t’as vu il a un tarpin beau tatouage » (si j’avais su j’aurais fait graver sur ma peau toute une séquence pédagogique, le concept du héros romantique version Michael Scofield et Prison Break).

Donc je relis. Je prends quelques secondes. Je laisse passer une autre contraction (je vais l’appeler comment cette créature ?). Et j’y retourne. Oui, ça semble pas mal. Pré requis… Activités collectives… Clamoxyl…individualisation… Dafalgan. Trace écrite… Nurofen. Oups je viens de rendre mes tartines. Estomac 1. Fred 0. Je m’habille et je file au boulot.

J’arrive au lycée à 08h00. Un petit tour à la machine à café pour tenter un deuxième chocolat (et oui, je suis enseignant et je ne bois PAS de café), un petit tour à la photocopieuse pour sortir ma séance. Mes collègues me regardent comme si je venais de sortir du caveau familial. Morceaux choisis :

« Mais t’as une drôle de tête, tu es malade…? » (Collègue à vue basse)

« T’as quoi ? Ne commence pas à me refiler tes miasmes ?! » (Collègue compatissant)

« Bonjour, je suis Monsieur Cuni, c’est mon premier jour, je remplace Madame Dabert en arrêt maladie » (Future victime au bas de la chaîne alimentaire)

« Ça, c’est car les classes sont mal chauffées, encore un coup de la directrice qui veut économiser sur notre dos ! » (Collègue syndicaliste)

Et à chaque fois qu’on me demande pourquoi je suis venu, je ne sais quoi répondre. Peut-être car mes élèves passent le Bac cette année, peut-être que j’en fais trop, peut-être que je suis fou et que je délire et que je suis encore dans mon lit à imaginer que je suis fou et que je délire d’aller au lycée avec cette grippe. Et puis là, c’est la sonnerie et je comprends bien que je ne rêve pas. Je prends mon cahier d’appel et je monte les escaliers sous les hourras d’une foule imaginaire ralliée à ma cause.

J’entre dans la salle. C’est vrai qu’il fait pas chaud quand même. Je m’écroule sur ma chaise et j’attends. Pratiquement plus de nausées mais toujours l’impression d’être à un concert des tambours du Bronx. Les élèves entrent par vagues. On a les premiers rangs qui me sourient en entrant, me dévisageant, j’en entends un susurrer à son camarade : « il a pas une gueule de cul ? » (les premiers rangs n’ont pas la langue dans leur poche) ; les deuxièmes rangs, plus nombreux, arrivent en trombe, toute voile et JUL dehors (note pour plus tard : leur parler des casques audio en vente dans le commerce), ils mettent à peu près une heure à sortir leurs affaires et s’asseoir. Le temps nécessaire pour mes préférés, les troisièmes rangs d’entrer. Je leur demande la raison de leur retard, ils me répondent qu’ils parlaient justement de mon cours en bas et qu’ils n’ont pas vu le temps passer. Mignon. Je ne me risque pas de demander de quel cours ils parlent, puisque pour la plupart je ne les vois qu’une fois par mois, en général après avoir téléphoné à leurs parents pour connaître le motif de leurs récurrentes absences. Morceaux régurgités :

« Mon fils ? Je vous jure il part le matin de bonne heure et il arrive tard le soir, il dit qu’il a plein de devoirs et il s’enferme dans sa chambre. Pourquoi il a été absent aujourd’hui ? Comment ça quatre mois ? »

« Mon fils ? Oui ben il travaille avec son père au snack en ce moment, c’est lui qui le mène en voiture le matin depuis que mon mari il a eu l’accident vous comprenez. Oui mon fils il a 15 ans oui. Ben passez au snack si vous voulez le voir, c’est ouvert jusqu’à 19h00. »

« Ma fille ? Oui ben elle dort là. Vous voulez que je la réveille ? Comment ça elle a cours ? Elle m’a dit que le lycée était fermé à cause du plan vigipirate, alerte à l’anthrax et tout et tout. QUOI ? Vous voudriez dire que ma fille, MA FILLE MENT À SA MERE ? Donc personne n’a attrapé Creutzfeld Jakob dans votre cantine ? QUOI ? VOUS N’AVEZ PAS DE CANTINE ?? »

Je me lève, tant bien que mal, et je leur présente le contenu de la séance. Plusieurs doigts se lèvent. Oui Jenna ?

« Pourquoi vous êtes venu Monsieur, sérieux, vous êtes pas bien, on dirait vous allez mourir là. »

Merci Jenna. Y-a-t-il une question qui ne concerne pas mon état physique du jour, vous le voyez je suis grippé mais je tenais à vous faire cours car on est à trois mois du baccalauréat….

« Monsieur Monsieur, regardez montrez votre figure à mon pote Bachir, il a jamais vu de profs malades au Brésil !! »

(…ou quand Périscope nous aide aussi dans notre thématique « mondialisation et diversité culturelle » ; je viens de me rendre ridicule sur les 5 continents instantanément, il est beau le progrès…)

« Ça va, arrêtez, vous voyez pas qu’il est pas bien, il est venu pour nous et vous allez faire TB, allez venez on travaille aujourd’hui ! »

On insistera bien sur la dernière phrase : on travaille…. Aujourd’hui. Dans ma tête les tambours jouent la chevauchée des Walkyries.

Et là, dans un élan quasi irréel, les MP3 se taisent, des stylos surgissent de la bouche des crocos des survets Lacoste, les regards se fixent vers moi, l’air est comme chargé d’électricité. Les travaux sont distribués et les groupes se forment. Un ballet du Bolchoï.
Un bruit pédagogique se créé, peu à peu, mélange de voix douces et entrainantes, de cliquetis qui se fondent dans le grattage du papier. Musique Pédagogique Contemporaine ( RIP Pierre Boulez).

Je suis le Hans Zimmer de la Terminale bac Pro Commerce.

L’heure passe. Sans doute une des meilleures séances de cette année scolaire. La grippe peut aussi nous servir après tout. Je pense d’ailleurs simuler une maladie orpheline le jour de mon inspection. Les élèves me rendent leurs travaux et sortent en silence. Certains me tapent sur l’épaule comme si c’était mon dernier jour sur Terre. Une douleur dans l’estomac. Ou l’expression de la maïeutique dans son sens littéral. La délivrance. Je redescends et embrasse à pleine bouche la prof d’Eco Droit (avec la grippe, on s’autorise n’importe quel acte outrancier). Puis je me couche sur le canapé, mi glacé mi fiévreux, attendant les quatre heures suivantes. Mais elles n’auront pas lieu.
Hospitalisé d’urgence avec 40 de fièvre. Bilan. Une semaine d’arrêt.

On rigole plus de nos jours avec les virus.

Une chronique de Fred Lapraz

3 réponses

  1. Je suis prof d’anglais dans un Lycée Professionnel depuis 4 ans. Ce sont des classes de garcons à 99 pour 100, et une véritable eépreuve d’arriver à maintenir leur attention plus de 10 minutes, il faut souvent changer d’activité, s’adapter et s’armer d’une bonne dose d’humour ! Mais il y a parfois des moments de grâce et rien que pour ces instants la, ca vaut la peine de se démener ..Tout ce que vous dites est tellement bien vu !

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